Saint-Pétersbourg, cité pirate

 

 

Saint-Pétersbourg, la communauté des programmeurs jouit d'une réputation sulfureuse. La ville est souvent associée à la délinquance informatique depuis l'arrestation, en 1995, de Vladimir Levin, qui avait pénétré dans le réseau de la Citibank et volé 12 millions de dollars.

 

Slava appartient à cette tribu héritière du «coup» de Levin. Depuis un accident de snow-board qui, en 1997, l'a paralysé des deux jambes, ce jeune homme de 24 ans ne quitte plus sa chambre couverte de posters de planche à voile ou de Céline Dion. A côté du lit trône un ordinateur dont de nombreux composants sont apparents, Slava les ayant maintes fois démontés et remontés pour améliorer l'efficacité de l'outil. Chaque jour (et nuit), il passe quinze heures devant l'écran qui lui sert à la fois d'ordinateur, de console de jeu, de télévision et de chaîne hi-fi. «Je choisis tous mes films sur le Net», dit-il. En version pirate, évidemment. Pour transférer de la Toile à son ordinateur n'importe quel logiciel d'une valeur de 600 euros, il suit les consignes d'Ivanopoulo, une figure mythique de la scène informatique alternative de Saint-Pétersbourg. «Après mon accident, j'ai voulu m'intéresser à quelque chose de différent. Un copain m'a donné son ordinateur. J'ai commencé à l'analyser techniquement. Puis on m'a offert l'accès à l'Internet.»

 

Dr Linux. Slava s'est alors métamorphosé en «Dr Linux» (du nom de son système d'exploitation préféré), qui, de son appartement de banlieue, dirige des chats entre khakkery (hacker, en russe) et initie des disciples à «l'accès illimité au Net». N'ayant pas les moyens de débourser les quelque 40 euros mensuels pour cet accès, Dr Linux préfère «emprunter» des mots de passe. «Pas auprès de n'importe qui, assure-t-il. Une certaine éthique m'empêche de rouler mes congénères désargentés.» Slava préfère se servir auprès d'entreprises occidentales, auxquelles il fauche les indispensables sésames via le réseau.

 

Selon les pros, «le plus intéressant» n'est cependant pas de «jouer» avec le Web («trop facile»), mais de pénétrer dans des systèmes bancaires ultraprotégés afin de détourner des transactions sur un compte créé à cet effet. C'est le schéma suivi par Vladimir Levin, le plus connu des hackers russes, encore pour quelques mois en prison aux Etats-Unis.

 

Casse informatique. Avant de se faire arrêter en Angleterre, lors d'un transit à l'aéroport, ce diplômé de l'université de technologie de Saint-Pétersbourg avait détourné plusieurs millions de dollars depuis chez lui, vers des comptes de comparses en Israël, aux Etats-Unis et en Finlande. Le plus énorme casse numérique à ce jour. «Levin n'a aucun mérite, lance pourtant Kostia Tchernozatonski, ex-hacker et rédacteur en chef de Playboy version russe. Il y a deux types de hackers: ceux qui élaborent les programmes de piratage et ceux qui s'en servent. Levin appartient à la seconde catégorie. Il avait acheté bon marché ce programme à quelqu'un d'autre.» En 1997, America Online et Compuserve avaient quitté le marché russe à cause des activités de Tchernozatonski, qui s'était introduit dans leur système pour voler une série de mots de passe et avait ensuite divulgué sa méthode. «En une semaine, ils ont été dévalisés!» fanfaronne-t-il.

 

A l'inverse, Arkanoïd, 26 ans, ne cherche surtout pas à faire parler de ses exploits. Adepte de l'underground des réseaux depuis l'âge de 13 ans, ce barbu aux cheveux longs, le regard caché derrière de larges lunettes noires, travaille aujourd'hui comme «consultant» pour des entreprises, un cas classique dans un milieu où les frontières entre hackers et spécialistes de la sécurité sont souvent poreuses. Arkanoïd dit qu'écrire des programmes «ne [l']amuse plus». Sur quoi conseille-t-il ses clients exactement? «Sur la façon de concevoir leur système de sécurité informatique», dit-il. Un cybergarde du corps, en quelque sorte. Prudent, il ne nomme aucun de ses employeurs et décrit son activité comme de la simple conception de logiciels pare-feu. «Je respecte mon contrat si la firme me fait confiance et ne me gêne pas. Ma réputation en dépend», assure-t-il. Opérant sans licence, Arkanoïd ne possède ni passeport ni propiska (permis de résider dans une ville): une «non-existence» officielle due à une histoire familiale compliquée. D'un côté, cela l'arrange, tout comme les entreprises pour lesquelles il travaille; de l'autre, il ne peut ni prendre l'avion ni conduire une voiture. Le féru d'informatique possède huit ordinateurs. Il dit être si occupé à concevoir des systèmes de sécurité qu'il n'a même plus le temps de se consacrer à son «hacking personnel».

 

Ethique pétersbourgeoise. Si Arkanoïd confirme l'existence de «plusieurs douzaines» d'équipes de pirates informatiques pétersbourgeoises, il admet du bout des lèvres sa participation à l'une d'elles. Leur mobile? «Tester ses propres limites, se faire plaisir et obtenir quelque chose de concret.» A plusieurs, c'est «plus facile» d'orchestrer des attaques sur un site web car l'administrateur a toujours plus de mal à trouver la «source du problème», explique celui qui rêve de «monter [sa] propre équipe». L'homme est exigeant avec ses propres «collègues»: les hackers amateurs ne devraient pas gêner les pros, dit-il. «Pourtant, c'est bien eux qui représentent le plus grand danger», se lamente-t-il. La preuve: la récente «affaire Microsoft», qui, par la faute d'un «hacker amateur», soupçonné d'habiter la ville, a mis en lumière toute la communauté. En octobre, le pirate s'était introduit dans le système informatique de Microsoft, ce qui avait amené la firme à interdire à ses 39 000 employés de se connecter aux ordinateurs du groupe à partir de chez eux. Arkanoïd n'est même pas sûr que l'attaque provienne de Saint-Pétersbourg, malgré l'hypothétique adresse électronique retrouvée lors de l'enquête.

 

A Moscou, les «codes d'éthique» et autres règles internes à la «scène» des hackers n'amusent pas du tout les fonctionnaires du ministère de l'Intérieur qui, depuis 1998, luttent contre la délinquance informatique au «département R». «Pour moi, il n'existe qu'un seul code, le code pénal, précise Anatoli Platonov, attaché de presse du département. Je ne fais aucune différence entre les hackers: ce sont tous des criminels.»